Thibaud de La Hosseraye, décembre 2025
A l’heure de l’intelligence artificielle, la question de la spécificité de l’intelligence humaine, c’est-à-dire d’une intelligence incarnée, est sur toutes les lèvres plus encore que dans tous les esprits. Et pour cause : nous ne sommes pas de purs esprits. La pensée humaine n’est pas une froide mécanique de calcul, ses raisonnements ne sont ni abstraits ni hors-sols, ils sont mûris dans le terreau d’une chair déterminée où ils se développent progressivement, plongeant leurs racines dans un passé et un présent faits de joies, d’attentes, de fatigues, de blessures, d’odeurs, de gestes répétés. Autant d’expériences qui pimentent nos souvenirs, colorent nos analyses et spécifient nos jugements, les orientant dans telle direction, ne les laissant pas tourner en vase clos et possiblement s’emballer.
Non seulement nos intellections sont marquées par nos perceptions mais, comme le dit Descartes dès sa deuxième Méditation, la pensée chez nous inclut aussi la douleur, le plaisir, les passions, les sentiments, les rêveries et les émotions. Être une chose pensante (res cogitans) signifie, écrit-il, être « une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ».
“Rien n’arrive à l’intelligence qui ne soit d’abord passé par les sens“, remarquait déjà saint Thomas d’Aquin. Notre pensée s’enracine dans un corps, elle comporte indissociablement une dimension affective et volitive. Penser, pour un homme, n’est pas regarder se déployer un processus logique, si puissant soit-il, c’est s’engager, prendre position, courir un risque, vivre une expérience totale, géographiquement et temporellement située en raison de notre condition animale.
Notre chair est le terreau à partir duquel poussent nos pensées et c’est pourquoi Cicéron, le premier, appliqua le mot cultura, issu de l’agriculture, à l’être humain (Tusculanes, II, 13) : un champ si fertile soit-il ne peut être productif sans culture. Tel une plante, l’homme, pour devenir pleinement lui-même, pensée comprise, demande à être cultivé, et ce dans toutes les dimensions de son être : corps et âme. Mens sana in corpore sano, lit-on dans la dixième Satire de Juvénal. Cette propriété qui est la nôtre, l’humain, l’humanus, ne va pas de soi, elle est susceptible de degrés, de plus ou de moins, elle est donc plus une qualité qu’une propriété et c’est la fonction par excellence des « humanités » de la cultiver. Pour cela, on fait appel à un spécialiste : c’est l’humaniste, comme il y a un dentiste ou un trompettiste. Il est, au Moyen-âge, le professeur de lettres classiques, matière socle des humanités qui se disaient alors litterae humanores, les « lettres plus humaines », rendant plus humain.
A l’heure de l’IA, qui voit la promotion planétaire d’une faculté de calcul sans cœur, déliée de toute chair, un des sens de l’humanisme contemporain peut être de redécouvrir ce qu’être humain veut dire, s’agissant d’une pensée et d’une personne incarnées. Comme le dit le frère Jacques-Benoît Rauscher, s’agissant des hommes, “connaître, ce n’est pas télécharger des connaissances dans notre cerveau, mais les relier à notre expérience propre“.